C'est dans la petite île d'Iriomote près de Taiwan, que vit ce félidé primitif. Retranché l'été dans les forêts d'altitude, Felis iriomotensis descend l'hiver chasser le poisson des mangroves. Ce trésor national vivant, menacé par l'activité humaine et surtout par l'introduction sur l'île du terrible Felis catus , oppose les spécialistes de la systématique : s'agit-il d'une nouvelle espèce ? Le chat domestique, l'incontournable, le planétaire, l'universel matou des foyers, qui ne dispute qu'au chien la préférence maniaque et attendrie que lui porte le genre humain, cet animal porte, bien sûr, un nom de genre et un nom d'espèce. C'est Felis catus . A l'autre extrême de cette popularité existe un autre Felis , très mystérieux, connu des seuls spécialistes, des vrais amateurs de félidés et de certains Japonais jaloux de leur faune particulière, et qui parlent de lui comme d'un « trésor national vivant ». Il s'agit du chat d'Iriomote. C'est un « small cat » - comme disent les Anglo-Saxons qui, dans leur langue, divisent les félins en gros ( big cats ), comme le tigre ou la panthère- et petits, comme par exemple, Felis silvestris , le seul chat sauvage que connaisse la vieille Europe. Au-delà de l'intérêt propre que présente ce chat d'Iriomote, dont une petite centaine d'individus perdure, et qui semble correspondre à une espèce endémique à de cette minuscule île japonaise située au large de Taiwan, île qui lui donne son nom. Cet animal va nous servir de prétexte pour montrer qu'il n'y a pas seulement le léopard des neiges ou le sublime tigre d'Asie qui voient leurs existences profondément menacées par la chasse mercantile et la destruction inexorable de leurs écosystèmes vitaux. Reste, sans esprit de paradoxe, qu'il faut affirmer, dès l'abord, que l'ensemble entier des félins, qu'ils soient chats d'Iriomote ou d'ailleurs, est peu connu. Aussi bien du large public que des naturalistes qui s'en occupent.
Mais restons encore, un instant, sur le chat domestique qui semble, lui, suivre maintenant une courbe démographique. presque parallèle à celle de l' Homo sapiens sapiens. Il est commensal de l'homme depuis fort longtemps, puisque les spécialistes font remonter à 5 000 ans l'alliance permanente de notre espèce avec ce petit félin, certains parlant même de 9 000 ans de domestication. L'événement s'est peut-être produit en Egypte, peut-être ailleurs. L'Egypte est en tout cas la seule civilisation dont nous possédons des peintures murales, datant de 2 000 ans avant J.-C. et qui, à l'évidence, montrent une grande entente et une parfaite familiarité entre lui et nous. Le chat dans cette culture était divinisé. Ainsi, au début du XXe siècle, on a découvert, à Beni Hassan, un cimetière contenant plus de 300 000 chats momifiés. Ce qui doit correspondre à la popularité de la grande déesse-chat, Bastet, l'une des divinités les plus importantes pour les anciens Egyptiens.
La popularité du petit animal ne s'est pas démentie depuis, puisqu'on estime à plus de 30 millions, le nombre de chats domestiques vivant à travers le monde. Si l'on y ajoute les chats domestiques mais retournés à la vie sauvage (on parle de chat haret ou féral), on obtient le nombre estimable de 400 millions d'individus. Il faut préciser que les densités populationnelles n'ont pas toujours été aussi élevées. Ainsi par exemple, en Grande-Bretagne, en 1920, à l'issue de la Grande Guerre, il ne subsistait que 236 chats. Mais, comme l'on sait, ce sont d'habiles prédateurs. Sur l'île de Marion, située au large de l'Afrique du Sud, cinq chats domestiques, seulement, furent introduits en 1949, pour chasser les souris et les rats. Vingt ans après, une descendance forte de 56 000 individus massacrait allègrement les oiseaux marins nicheurs. Le problème est identique aux îles Galàpagos, où le chat féral s'attaque à la progéniture des tortues géantes et aux iguanes marins. De manière analogue, la présence de Felis catus est une menace pour les autres espèces de petits félidés. Ce chat est un loup pour le chat.
En ce qui concerne le chat d'Iriomote, c'est en 1967 que son existence est révélée à la communauté internationale des naturalistes par Y. Imaizumi, du National Science Museum of Tokyo(1). Il le baptise alors d'un genre nouveau : Mayailurus, nom d'espèce : iriomotensis , et le considère immédiatement, en s'appuyant sur certains de ses caractères morphologiques, comme, « probablement l'un des plus primitifs parmi tous les félidés asiatiques » . L'île d'Iriomote est restée inhabitée jusqu'à une période récente. Située à 200 km de Taiwan, Iriomote fait partie d'un archipel dit de Nansei. Ce groupe d'îles connaît un si fort degré d'endémisme pour les espèces qui s'y trouvent que l'on a pu parler de lui comme des « Galàpagos de l'Orient ».
Les hommes se sont installés à Iriomote à la fin de la seconde guerre mondiale. Ils suivaient les campagnes massives d'éradication de la malaria conduites par les forces américaines. La population actuelle est de 1 500 habitants. Celle-ci est concentrée sur les rivages de l'île et n'a pas encore pénétré dans l'intérieur des terres, terres qui dessinent un relief très tourmenté. Pour la survie de ce chat d'exception on se doute que ces détails importent. Un paléontologue japonais, le docteur Haseqawa, découvre dans une île proche d'Iriomote, celle de Miyakojima, les restes fossiles d'un carnivore montrant des caractères proches de Felis iriomotensis , ce qui semble, alors, appuyer la thèse de Imaizumi. Le chat d'Iriomote existerait donc selon une forme distincte, c'est-à-dire une véritable espèce depuis deux millions d'années.
Reste maintenant à arrêter la figure de cet animal d'exception. Felis iriomotensis est d'un brun sombre, avec des lignes de points noirs, courant longitudinalement sur toute sa robe. Ses oreilles sont rondes. Elles montrent de la fourrure noire à leur base et un point blanc dans leur centre. Son corps mesure de 51 à 56 cm, il est allongé, non massif et sa queue, de 25 à 30 cm, est fine, broussailleuse, comme peinte de cercles noirs et de points sombres à la surface supérieure. Sa taille est donc assez proche de celle d'un chat domestique et, de prime abord, les motifs de son pelage rendent ce félin proche du chat du Bengale, Felis bengalensis , que l'on appelle aussi chat-léopard. Enfin son poids est de 4 à 5 kg pour le mâle et de 3 à 4 kg pour la femelle.
Son activité est strictement nocturne. Pendant le jour, il trouve son repos dans les crevasses rocheuses, ou dans les creux de certains arbres. C'est un chasseur habile, et surtout, contrairement à l'idée généralement répandue selon laquelle les chats abhorrent l'eau, c'est un excellent nageur qui sait, à l'occasion, traverser des rivières. Il ne néglige pas, non plus, de grimper aux arbres, mais Felis iriomotensis est essentiellement un animal terrestre. Ce chat est un animal solitaire, qui règne sur un territoire de 2 à 3 km2 et dont il marque les frontières de ses jets d'urine. Les territoires femelles ne se chevauchent pas, ce qui n'est pas le cas de celui des mâles. Durant l'hiver local, Felis iriomotensis descend, du lieu d'altitude de ses séjours d'été, vers les régions côtières. Ses proies sont nombreuses et variées. Elles comprennent des oiseaux, des rongeurs, de petits reptiles, des amphibiens, mais aussi des roussettes, grandes chauves-souris frugivores, ou encore des crabes. On rapporte qu'il peut même attraper des poissons, de l'espèce balaou, ( Periophthalmus), présents dans les mangroves. Notons encore que ses ennemis naturels sont les serpents. Enfin, il a été impossible, jusqu'à ce jour, d'obtenir de Felis iriomotensi s une reproduction en captivité.
La controverse concernant la systématique de Felis iriomotensis débute avec les affirmations de Paul Schauenberg(2). Selon ce dernier, l'examen du crâne du chat du Bengale et du chat d'Iriomote indique que cette espèce « nouvelle » n'est autre qu'une population insulaire isolée du chat du Bengale ( Felis bengalensis ). Qu'il ne s'agit que d'un « passager clandestin » en provenance du continent. Pour lui, les observations ultérieures ne suffisent pas non plus à le distinguer de chats sauvages habitant la Corée ou l'île japonaise de Tsushima, appartenant tous à l'espèce du chat du Bengale, espèce largement répandue en Extrême-Orient et en Asie du Sud-Est et au polymorphisme extrêmement prononcé. En revanche, Paul Leyhausen(2), s'appuyant sur d'autres arguments anatomiques, affirme que le chat d'Iriomote est bien une espèce distincte.
Selon lui, si ce félin montre bien de faibles différences de structures avec le chat du Bengale, il exhibe néanmoins des caractéristiques identiques à celles d'autres espèces, ainsi celles du chat marbré d'Asie. Autre signe distinctif : ses griffes très différentes. En effet, elles ne se rétractent pas complètement comme celles du chat du Bengale, caractère qui le rapprocherait cette fois du chat pêcheur ou chat viverri, Prionailurus viverrinus , que les Anglais appellent « fishing cat » . Ce puissant félin que l'on rencontre dans les zones marécageuses, dont l'aire de répartition s'étend du Pakistan à l'Indonésie, en passant par l'Inde et le Népal, est un formidable pêcheur. Il plonge délibérément pour son activité de prédation. Bref, on aura compris que la systématique de Felis iriomotensis est confuse. Au-delà de ces questions scientifiques, cet animal a été classé comme le chat le plus menacé du monde(3). Le parc naturel qui est censé le protéger depuis 1994 n'est pas suffisant. Mais ce ne sont pas les développements du tourisme qui le menacent(4). Comme partout dans le monde, ce sont les projets de développement de l'agriculture, la déforestation et, dans ce cas précis, l'importation de Felis catus , le domestique, qui risque à terme d'anéantir définitivement ce trésor de la faune universelle.